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Les Russes, sur le ferry de Staten Island, furent pris en charge par les hommes des Bougainville. On les dépouilla de tous leurs papiers d’identité et de leurs montres puis on leur banda les yeux et on leur mit sur les oreilles des écouteurs qui diffusaient de la musique de chambre. Ils montèrent à bord d’un hydravion à réaction qui attendait sur les eaux noires du port.
Le vol parut long et ennuyeux à Lugovoy. L’appareil amerrit en douceur, tanguant à peine sur les flots. Le Soviétique en déduisit qu’ils s’étaient sans doute posés sur un lac. Ils empruntèrent ensuite une voiture pour un trajet d’une vingtaine de minutes, puis franchirent une passerelle métallique avant de prendre un ascenseur. On les conduisit alors à leurs chambres par un couloir recouvert de moquette et, enfin, on leur ôta les bandeaux et les écouteurs.
Lugovoy fut profondément impressionné par l’équipement que les Bougainville avaient mis à sa disposition. Le matériel électronique et celui de laboratoire dépassaient tout ce qu’il avait pu voir en Union soviétique. Les centaines d’appareils qu’il avait demandés étaient déjà en place. On avait également veillé au confort des hommes de son équipe. Chacun bénéficiait d’une chambre individuelle avec salle de bain tandis qu’au bout du couloir central se trouvait une élégante salle à manger sur laquelle régnaient un excellent chef coréen et deux serveurs.
Toutes les pièces, y compris la salle de contrôle, étaient décorées avec goût. Et pourtant, ce n’était rien d’autre qu’une prison de luxe. Les Russes n’étaient pas libres de leurs mouvements. Les portes de l’ascenseur demeuraient fermées en permanence et il n’y avait aucun moyen de les ouvrir. Lugovoy se livra à une inspection systématique mais il ne découvrit pas la moindre issue donnant sur l’extérieur. Aucun bruit ne filtrait du dehors.
Ses recherches furent interrompues par l’arrivée de ses sujets. Ils étaient à demi inconscients sous l’effet des sédatifs. Tous quatre avaient été installés dans des sortes de caissons individuels baptisés « cocons ». L’intérieur était entièrement capitonné, avec des angles arrondis qui ne permettaient à l’œil de se fixer nulle part. Une lumière indirecte éclairait les parois d’une teinte grise monochrome ; elles étaient spécialement conçues pour arrêter tous les sons ou courants électriques qui pouvaient interférer avec les ondes de l’activité cérébrale.
Lugovoy, assis devant une console en compagnie de deux de ses assistants, étudiait la rangée de moniteurs vidéo qui le renseignaient sur l’état des sujets allongés dans les caissons. Trois d’entre eux étaient toujours comme en transes mais le quatrième manifestait des signes d’agitation mentale le rendant vulnérable à la suggestion. On lui injecta des produits destinés à paralyser tous ses mouvements corporels puis on lui recouvrit la tête d’une calotte de plastique.
Le psychologue russe avait encore du mal à croire à la réalité de ce pouvoir qu’il détenait. Il éprouvait une certaine angoisse à l’idée de se lancer dans l’une des plus importantes expériences de ce siècle. Ce qu’il était sur le point d’accomplir dans les prochains jours allait changer le monde de façon aussi radicale que l’emploi de l’énergie atomique.
« Docteur Lugovoy ? »
Le Soviétique sursauta au son de cette voix inconnue. Il se retourna et son regard étonné se posa sur un homme trapu au faciès slave et aux cheveux noirs hirsutes qui paraissait être sorti du mur.
« Qui êtes-vous ? » lança-t-il.
L’étranger lui répondit à voix basse, comme s’il craignait d’être entendu :
« Souvorov. Paul Souvorov, agent de la sécurité. »
Lugovoy pâlit :
« Mon Dieu, vous êtes du K.G.B. ! Comment êtes-vous arrivé ici ?
— Pur hasard, murmura Souvorov avec sarcasme. Vous êtes sous la surveillance de mes hommes depuis que vous avez posé le pied à New York. Après votre visite suspecte aux bureaux de la compagnie Bougainville, j’ai pris moi-même votre filature en charge. J’étais sur le ferry quand vous avez été contacté par les hommes qui vous ont amené ici. Grâce à l’obscurité, je n’ai eu aucun mal à me glisser parmi les membres de votre équipe et faire le voyage avec vous. Depuis notre arrivée, je suis resté dans ma chambre.
— Savez-vous dans quoi vous êtes en train de fourrer votre nez ? lâcha le psychologue d’un ton furieux.
— Pas encore, répliqua Souvorov, imperturbable. Mais mon devoir est de le découvrir.
— Cette opération relève des plus hautes autorités. Elle ne concerne en rien le K.G.B.
— C’est à moi d’en juger.
— Si jamais vous me gênez dans mes travaux, vous finirez vos jours en Sibérie ! »
Souvorov parut légèrement amusé par l’irritation de Lugovoy. Pourtant, il commençait à se demander s’il n’avait pas outrepassé ses fonctions.
« Je pourrais peut-être vous aider, proposa-t-il.
— Comment ?
— Vous pourriez avoir besoin de certains de mes talents.
— Je n’ai pas besoin des services d’un tueur.
— Je pensais surtout à votre évasion éventuelle.
— Je n’ai aucune raison de m’évader. »
L’agent du K.G.B. était de plus en plus troublé.
« II faut que vous compreniez ma position. »
Lugovoy se sentait à présent maître de la situation.
« J’ai bien d’autres problèmes que de me soucier de vos états d’âme de bureaucrate.
— Lesquels ? répliqua Souvorov en englobant la pièce d’un geste de la main. Si vous me disiez ce qui se prépare ici ? »
Le psychologue le considéra un moment avant de répondre puis, cédant à la vanité, il reconnut :
« Un projet d’intervention cérébrale.
— Quoi ?
— Contrôle du cerveau, si vous préférez. »
Souvorov se tourna vers les écrans vidéo :
« C’est pour ça que cet homme a un petit casque sur la tête ?
— Effectivement. Un module de circuit microélectrique intégré contenant cent dix sondes mesure toutes les fonctions corporelles internes depuis le simple pouls jusqu’aux sécrétions hormonales. Il intercepte aussi les informations traversant le cerveau du sujet et les transmet aux ordinateurs situés dans cette salle. Le discours du cerveau, si j’ose dire, est ensuite traduit en clair.
— Je ne vois pas d’électrodes.
— C’est dépassé, répondit Lugovoy. Tout ce que nous désirons enregistrer l’est par télémétrie. On n’a plus besoin d’un enchevêtrement de fils.
— Vous pouvez vraiment comprendre tout ce qu’il pense ? » demanda l’homme du K.G.B. avec incrédulité.
Le psychologue hocha la tête.
« Le cerveau possède son propre langage et ce qu’il nous dit révèle tout des pensées de son propriétaire. Le cerveau parle sans cesse, nuit et jour, nous fournissant un schéma parfait des processus mentaux et nous permettant de savoir comment et pourquoi un homme pense. Les impressions sont subliminales, si fugitives que seul un ordinateur conçu pour opérer en picosecondes peut parvenir à les mémoriser et à les déchiffrer.
— J’ignorais que la science du cerveau en était arrivée à un tel niveau.
— Après avoir analysé et établi le graphique des rythmes cérébraux du sujet, poursuivit Lugovoy, nous sommes en mesure de prévoir ses intentions et ses mouvements physiques. Nous savons exactement ce qu’il s’apprête à dire ou à faire et, surtout, nous pouvons intervenir à temps pour l’arrêter si nécessaire. En l’espace d’une picoseconde, l’ordinateur est à même d’effacer son intention première et de rephraser sa pensée.
— Un croyant vous accuserait de violer les âmes, fit Souvorov avec un frisson.
— Comme vous, camarade Souvorov, je suis un membre dévoué du parti communiste. Je ne crois pas au salut de l’âme. Quoi qu’il en soit, dans le cas présent, il ne s’agit pas d’une conversion radicale. Il n’y aura aucune perturbation de ses schémas de pensée fondamentaux, aucun changement dans la structure de son discours ou de ses habitudes.
— Une sorte de lavage de cerveau contrôlé.
— Il ne s’agit pas de lavage de cerveau, répliqua Lugovoy avec indignation. Nos recherches vont bien au-delà de tout ce que les Chinois ont pu inventer. Ils s’imaginent encore qu’il faut détruire l’ego d’un sujet pour le rééduquer. Leurs expériences dans le domaine des drogues et de l’hypnose ont rencontré peu de succès. L’hypnose est trop vague, trop insaisissable pour avoir des effets à long terme. Quant aux drogues, elles se sont avérées dangereuses en entraînant parfois des modifications imprévisibles de la personnalité et du comportement. Quand j’en aurai fini avec mon sujet ici, il retournera à la réalité et à son mode de vie habituel comme si rien ne s’était passé. J’ai uniquement l’intention de modifier sa perspective politique.
— Qui est-ce ?
— Vous ne le savez donc pas ? Vous ne l’avez pas reconnu ? »
Souvorov examina l’écran vidéo. Soudain, ses yeux s’écarquillèrent et, livide, il recula de deux pas en balbutiant :
« Le… le Président ? C’est bien le Président des Etats-Unis ?
— En chair et en os.
— Mais… comment… ?
— Un cadeau de nos hôtes, se contenta d’expliquer Lugovoy.
— Et il n’y aura aucun effet secondaire ? s’inquiéta l’homme du K.G.B. qui ne s’était pas encore remis du choc.
— Aucun.
— Il ne se souviendra de rien ?
— Seulement de s’être couché. Il se réveillera d’ici dix jours.
— Vous pouvez vraiment faire ça ? Vraiment ? demanda Souvorov.
— Oui, répondit le psychologue avec assurance. Et bien plus encore. »